J’ai découvert Sara Ahmed il y a quelques années, pendant le premier confinement je crois, par une story instagram qui partageait la couverture de Living a feminist life. Cette couverture affiche un blurb de bell hooks : “Everyone should read this book”. Moi aussi je voulais lire ce livre ! A l’époque je n’avais pas encore de liseuse et j’avais du attendre de longues semaines de recevoir le livre, acquis et expédié à prix d’or.
Quelle joie de découvrir son écriture en apparence si simple, qui se déploie en dépliant les mots et les idées, en articulant leurs diverses significations et leurs dimensions philosophiques, sociales, politiques, intimes.
Trois ouvrages de Sara Ahmed viennent de paraître en français, et c’est donc une excellente nouvelle :
Vivre une vie féministe (Hors d’atteinte), Manuel Rabat-joie féministe (La découverte), et Vandalisme Queer (éditions Burn Août)
Sara Ahmed est une philosophe anglo-australienne - d’origine pakistanaise par son père - qui travaille et écrit sur la théorie féministe, les études critiques queer, sur la race et la post colonialité. Son oeuvre explore les thèmes de la politique des émotions, la migration, l’étrangeté, la complainte. Son analyse a pour point de départ l’intersectionnalité : pour comprendre comment les systèmes de pouvoir fonctionnent, il faut étudier la façon dont les différentes oppressions sont mêlées les unes aux autres et se renforcent mutuellement. Le sexisme, le racisme, les LGBTphobies, le validisme, le classisme, le post-colonialisme s’articulent et façonnent à la fois notre société toute entière ET l’expérience et l’identité des individus.
Elle est reconnue comme une figure de la phénoménologie queer, une démarche philosophique dont l'objectif est de décrire le sens attribué à une expérience, à partir de la conscience qu'en a la personne qui la vit. Son travail s’intéresse donc à l’expérience vécue et à l’analyse des dimensions corporelles et affectives qui y sont liées.
Injonction au bonheur
Ces affects ne sont pas des émotions simplement individuelles, mais sont structurées par les valeurs dominantes de la société, qui sous-tendent un ordre moral. J’avais été fascinée par son analyse du bonheur dans “The Promise of Happiness” : elle y analyse le bonheur comme émotion mais surtout comme construction culturelle et comme objectif social, qui pousse les individus à désirer certains objets ou expériences qui sont associés au “bonheur” et se confondent avec lui, plutôt que d’autres, qui seront à repousser. Il existe aujourd’hui un devoir d’être heureux·se : une attente (mais aussi une idéologie et un business) qui sous-entend que nous parviendrons au bonheur en participant à ce qui est considéré comme “bien”, en cheminant sur une voie étroite et balisée de “bons” objectifs.
(Tout cela vous parait peut-être assez évident, mais la finesse de l’analyse de Ahmed vaut évidemment le détour. Ce podcast sur le sujet est une bonne introduction)
Sarah Ahmed ne s’intéresse pas à ce qui nous rend heureux·se, mais plutôt sur ce que produit le bonheur comme norme.
Le bonheur est une promesse qui nous dirige vers certains choix et nous éloigne d’autres. Le bonheur est promis à celles et ceux qui acceptent de vivre de la “bonne” façon.
Incidemment, le bonheur est refusé à celui ou celle qui n’accepte pas ce chemin : on lui refuse sa place à la table du bonheur. Le bonheur en tant que valeur sociale est utilisé pour justifier les inégalités et les discriminations ; remettre en question ces inégalités et oppressions provoque le malheur. Sara Ahmed convoque des personnages archétypaux qui n’ont pas le droit d’accéder au bonheur, qui contestent les moyens et les valeurs qui permettent d’y accéder : c’est ainsi qu’apparaît la figure de la rabat-joie féministe, mais aussi la figure de la femme noire en colère, le queer malheureux, le migrant mélancolique.
La figure de la féministe rabat-joie est ainsi au coeur du travail de Ahmed depuis plusieurs années. Elle la développe dans son livre Vivre une vie féministe, dans lequel elle montre comment le féminisme, la théorie féministe, nait de l’expérience quotidienne : être féministe au quotidien génère des émotions, des expériences, des situations de féminisme en pratique qui deviennent théorie.
Vivre une vie féministe, ça a des conséquences. Des conséquences très enthousiasmantes, et d’autres difficiles. ça créé de la distance avec des personnes, des mondes qu’on analyse de façon critique, et qu’on essaie très fort de transformer. Souvent cela échoue, car on ne peut pas faire changer ce et ceux qui ne veulent pas changer. Cela rend vulnérable, fragile parfois, puissant·e souvent.
Cela implique de faire des choix, de ne pas accepter des choses qu’on ne trouve pas acceptables. Cela implique d’endosser le personnage et le qualificatif de rabat-joie. Elle lui dédie un livre entier avec le Manuel rabat-joie féministe, qui puise toujours dans l’héritage et l’expérience de féministes racisées.
Qu’est-ce donc qu’une rabat-joie féministe ?
Cette rabat-joie, vous la connaissez, vous les connaissez. Elles sont si reconnaissables. La rabat-joie est celle qui révèle que le bonheur (donc : la joie, l’humour, le plaisir) des uns repose sur la domination des autres.
Sara Ahmed décrit un repas de famille, une table, une tablée, des discussions. Quelqu’un dit quelque chose qui pose un problème. La rabat-joie exprime sa désapprobation, signale le propos offensant, sexiste, raciste, autre.
En nommant le problème, elle devient le problème.
Par une forme de retournement de l’accusation, le problème n’est plus le sexisme, le racisme ou l’homophobie, mais la personne qui l’a mis à jour. “C’est comme si le problème n’existait pas avant que tu en fasses un problème”
Elle s’attire la désapprobation des convives. En désignant le problème, elle brise l’harmonie apparente, elle devient une menace pour l’ordre établi. La rabat-joie féministe rabat la joie des dominant·es qui n’ont aucun souhait de voir leur joie gâchée par qui que ce soit, et surtout pas par elle.
Cette table peut être un repas de famille, un repas entre ami·es, une réunion de travail.
La rabat-joie féministe est étiquetée comme compliquée, agressive, négative, obstinée, trop radicale. Toujours trop. Elle est associée au négatif : les féministes sont frustrées, aigries, négatives.
Devenir rabat-joie féministe dans une société patriarcale, c’est s’exposer à un stigmate puissant, mais nécessaire. Si votre façon d’agir ou de prendre la parole ne gêne pas, ou est largement considérée comme positive, c’est sans doute que vous ne dérangez pas l’ordre établi.
En devenant rabat-joie, on est identifié·e comme la personne qui pose problème, qui casse l’ambiance, qui dénote. La rabat-joie agace même sans parler ou faire quelque chose. Une autre situation classique est ce moment où on va chercher à agacer la rabat-joie pour qu’elle perde patience et qu’elle devienne ce dont on veut l’accuser : hystérique, difficile, sur la défensive.
Le désir de croire que les femmes deviennent féministes parce qu’elles sont malheureuses existe. Il a pour fonction de défendre le bonheur contre la critique féministe. Je ne veux pas dire par là que les féministes ne connaîtraient pas le malheur : devenir féministe, justement, c’est peut-être prendre conscience qu’il existe quantité de raisons d’être malheureuse.
Sara Ahmed propose de se réapproprier ce qualificatif de rabat-joie, de le prendre au sérieux. La rabat-joie est une figure extrêmement reconnaissable. Toute personne qui s’est déjà manifestée face à un comportement ou une parole offensante, ou “juste une blague”, se reconnaîtra. C’est aussi le pouvoir de la rabat-joie que de générer une forme de soulagement de se savoir nombreux·ses : nous ne sommes pas seul·es, nous sommes légion. A avoir pris la parole, à interrompre, à dire que ça ne va pas.
Dans son dernier ouvrage, Manuel rabat-joie féministe (traduit à La Découverte), Sara Ahmed approfondie son travail sur la rabat-joie féministe, dans la lignée de ses travaux antérieurs et des écrits de son blog feminist killjoys.
Dans ce manuel, elle donne des outils, des principes, des équations, des maximes, des engagements, des conseils de survie. C’est une merveille, une ressource immense, une mine d’observations et d’analyses depuis son vécu de féministe lesbienne racisée, qui regorge d’ “anecdotes” issues du vécu d’autres rabat-joie, qui parlent et agissent depuis leur situation particulière, plus ou moins bien situées sur l’échelle des privilèges.
“Tout est fluide tant que tu vas dans le sens des choses.” Être rabat-joie, c’est se mettre en travers du chemin de l’ordre dominant, déranger, riposter, là où les personnes minorisées sont éduquées à se faire petites, discrètes et silencieuses. Être rabat-joie, c’est donc nécessairement vivre des ruptures, avec des proches, ami·es, collègues, famille, rompre avec des aspirations.
La rabat-joie est ce que l’on devient quand on dénonce et agit contre ce qui ne va pas, ce qui n’est pas acceptable. La rabat-joie est aussi une compagne, une amie sur le chemin. La rabat-joie a une histoire et une lignée, notamment de femmes féministes noires et racisées.
Avec sa figure de la rabat-joie féministe, Ahmed donne à voir et à penser ce qui était normalisé, invisible, invisibilisé. Elle permet de dire ce qui n’était pas dit, révéler les violences et les mensonges sur lesquels sont bâti notre société, nos relations, notre conception de nous-mêmes. Elle offre des repères, une validation, des affirmations : être rabat-joie, c’est être prête à faire des dégâts, à causer du malaise, de la gêne, de la perte.
Être pénible n’est pas un objectif. L’objectif est de ne pas faire silence sur des situations pénibles, injustes, violentes. Si dénoncer les violences et les inégalités c’est être rabat-joie, alors je suis prête à me revendiquer rabat-joie.
Notons que rabattre la joie s’applique aussi à l’écologie. Les écolo sont rabat-joie, c’est bien connu (mais pas tous·tes les écolo, car certain·es, comme les féministes, sont très POSITIFS). Les écolos veulent supprimer la joie des sapins de Noël et le besoin de parcourir le monde en avion, etc.
“We have to Keep Saying It Because They Keep Doing It”
Mais il y a aussi de la joie dans le fait de rabattre la joie, dans la communauté des rabat-joie, dans les amitiés et la camaraderie rabat-joie. Il y a de la joie à inventer autre chose, d’autres mondes. “Survivre en rabat-joie féministe, c’est trouver ce dont tu as besoin pour vivre ta vie en féministe.”
Bref je vous recommande chaudement de découvrir le travail de Sara Ahmed. Son intelligence, sa clarté, sa façon de décortiquer l’intime et les situations quotidiennes, habituelles, pour en faire apparaitre les enjeux, son jeu sur les mots, son usage de la répétition comme une pédagogie et une poésie : tout me plait chez elle.
La rabat-joie féministe m’accompagne et m’épaule, je ne saurais plus m’en passer, en cette époque dramatiquement violente, où on est face à l’inacceptable 24 heures sur 24, où on n’a plus les mots.
(traduction de la présentation de Sara Ahmed à Lafayette Anticipation à Paris le 21 mars)
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