Présages

Des nouvelles de Présages, des reco et des réflexions

image_author_Alexia_Soyeux
Par Alexia Soyeux
4 mars · 8 mn à lire
Partager cet article :

Un problème avec l’alcool (?)

Alcool, sobriété et culture de l’intoxication

J’ai arrêté de boire mi décembre, un dimanche matin qui faisait suite à une soirée arrosée chez une amie et voisine. Depuis quelques années, il est assez rare que je boive trop, ou suffisamment trop pour le regretter. Avec le déménagement hors de Paris, puis la naissance de l’enfant, la vie sociale en soirée est nettement plus calme. Avant même ces limites géographiques et familiales, j’étais sortie de cette période de la vie rythmée par les apéros, dîners et soirées qui durent très tard dans la nuit, les dimanches de ramasse et les lendemains qui déchantent. Je suis revenue au rythme qui est profondément le mien : me coucher tôt, me lever tôt, l’immense majorité du temps.

Pourtant, le moment était venu de faire un break, et j’y pensais depuis longtemps. Il y a un an, j’avais avalé d’une traite le livre Sans alcool de Claire Touzard, qui avait réveillé une réflexion de fond sur ma relation à l’alcool, sur le rôle pivot de l’alcool dans notre société, et sur l’intrication des rôles de genre avec l’alcool.

Par habitude, par socialisation, par tentation constante, ma consommation était devenue automatique, mécanique, une rengaine hebdomadaire qui me pose question.

Sans avoir de vrai problème avec l’alcool, j’ai décidé d’arrêter de boire, avec l’idée de faire une pause, sans réfléchir vraiment à la durée qu’elle prendrait. A l’approche des fêtes, cela semblait être à la fois un moment incongru, et idéal.

J’avais déjà réfléchi à ma consommation, contrainte par mes migraines à répétition à “faire attention”. Mais jusqu’à récemment, je n’avais envisagé de réduire, faire une pause ou d’arrêter l’alcool que par obligation : une privation, une limite. Je n’étais pas dépendante, loin de là. Je n’avais même pas “un problème avec l’alcool”, puisque je n’étais jamais ivre caisse (?)

L’alcool (le vin) occupait pourtant une place centrale dans ma vie, dans la vie. De l’apéro du jeudi soir qui annonce le début de la fin de la semaine, au(x) verre(s) qui accompagnent le repas du dimanche midi, cela fait finalement beaucoup d’occasions d’avaler sa dose hebdomadaire.

L’attrait pour l’alcool, le goût de l’ivresse, l’amour de la fête, de la convivialité, du partage et de la camaraderie sont partout et construisent notre sociabilité. On boit pour fêter ceci ou cela, on boit pour se remonter le moral, on boit pour oublier, on boit ensemble, et parfois seul•e aussi. On boit surtout sans raison, sans se poser de question, ou précisément pour ne pas s’en poser. On boit pour se donner du courage, pour vaincre sa timidité, pour apaiser ses angoisses, pour draguer, pour se sentir plus léger, pour s’amuser, pour se lâcher. On boit par habitude, on boit par exutoire, on boit parce que c’est normal. On boit, on boit, on boit, sans vraiment s’en rendre compte, jusqu’au jour où on compte.

Combien boit-on, au juste ? A partir de combien on boit trop ? Est-ce que c’est vraiment ok de boire 2 verres par jour, et pas tous les jours ? Est-ce que c’est ok de boire maximum 10 verres par semaine, toutes les semaines ? Qui compte vraiment ce qu’il ou elle boit, si ce n’est au moment où il y a déjà un soupçon, une intranquillité ? Est-ce que c’est ok de boire du bon vin mais pas de la mauvaise bière ?

Il est assez fascinant de constater le déni qui se cache derrière la qualité d’un terroir ou d’un cépage, la jolie étiquette, la belle histoire de ce jeune domaine qui fait un boulot incroyable, comme si les molécules d’alcool étaient fondamentalement différentes de celles d’une canette de Heineken.

Comme ceux qui ne mangent “que de la viande bien élevée” (bien abattue ?), d’un petit producteur passionné, ceux qui boivent des vins à la mode (que j’adore par ailleurs) sont convaincus que la qualité du produit élimine le problème. Leur bon goût en bandoulière, eux peuvent affirmer qu’ils n’ont pas de problème : ils sont passionnés.

L’alcool est un rassembleur, le liant qui permet l’émulsion des relations. Mais l’alcool est aussi une distinction.

On boit un canon, une binouze, du pif, un nectar, une blonde, un p’tit blanc, un p’tit shot, un sky, des bulles, un pet’ nat’, une grosse quille. Les mots de l’alcool sont imbibés de notre classe sociale et de notre imaginaire politique, de notre volonté de paraître, d’être, d’avoir et d’appartenir.

Depuis l’adolescence et les premiers binge drinking aux afterworks du boulot, de la vie étudiante aux apéro dinatoires, des mariages aux premiers dates, l’alcool est ce protagoniste liquide qui accompagne tous nos rendez-vous amicaux, familiaux, amoureux, professionnels, militants.

Plus qu’un accompagnateur de second rôle, l’alcool est le lubrifiant par excellence, qui fluidifie les échanges, donne du courage et du baume au coeur, facilite l’audace. C’est une béquille, c’est un remède. Légal, accessible partout, objet de lobbying et de fierté nationale, l’alcool est pourtant la seule substance addictive qui suscite des interrogations suspicieuses lorsqu’on déclare vouloir en arrêter la consommation.

Ainsi, lorsque je décline discrètement la coupe de champagne de l’apéritif à Noël : “Ah mais pourquoi ? tu nous caches quelque chose ? bah tu vas boire quand même alors ! c’est Noël hein !” Je la comprends, cette réaction d’étonnement, mêlé de doute et de suspicion, puisque j’ai eue la même à de nombreuses reprises.

Lorsque quelqu’une personne déclare qu’elle ne boit pas, nous sommes forcé·es un instant de penser à notre propre consommation mécanique. Plus encore, cette personne apparait comme un élément perturbateur du grand jeu de société dans lequel nous évoluons. Si elle ne veut plus jouer, c’est forcément qu’elle dénonce quelque chose, qu’elle veut casser l’ambiance, ou qu’elle la cassera un peu, de fait.

Là encore, il me semble y avoir une grande proximité entre le fait de dire qu’on ne boit pas d’alcool, et de dire qu’on ne mange pas d’animaux. Se dire végétarien·e (pire, végane !) est perçu comme une attaque à la fois morale et personnelle, mais aussi un affront à l’ordre social, qui met au centre de la convivialité la chair animale.

Comme pour le refus de manger des animaux, il peut y avoir une accusation de mépris. C’est ce que j’ai perçu quand mon copain a mentionné l’expression “virtue signaling” dans sa discussion avec ses amis au sujet du Dry january. Comme si prendre un mois pour faire le point sur sa relation avec l’alcool ne pouvait être motivé que par un étalage de vertu. Et quand bien même, s’il faut un peu de challenge collectif pour impulser cette réflexion, je ne vois pas tout à fait où est le problème.

Nous ne sommes pas tous·tes à égalité vis à vis des substances addictives, nous n’avons pas tous·tes le même cerveau, le même vécu, les mêmes fragilités, la même capacité de modération. Il ne viendrait d’ailleurs à personne, j’imagine, l’idée d’insister pour proposer une clope à la personne qui se réjouit d’avoir arrêter de fumer. On félicite cette victoire sur une addiction à une substance nocive, perçue comme telle. L’alcool est la seule drogue qu’il est suspect d’arrêter de consommer.

L’alcool joue sur notre circuit de la récompense : on boit, l’alcool provoque la libération de dopamine, et on ressent du plaisir. Notre cerveau comprend que boire de l’alcool donne des sensations agréables. En contrepartie, la dopamine demande au cerveau de continuer de consommer, pour continuer à activer le système de récompense. Alcool devient associé à plaisir. Et comme pour toutes les autres substances addictives, plus on consomme, plus ce circuit s’inscrit en profondeur. Il en faut toujours plus pour continuer à ressentir du plaisir. D’où la difficulté de refuser le deuxième ou le cinquième verre. D’où la difficulté à ne plus associer alcool avec bien-être.

Et même si chacun·e sait vaguement les risques liés à l’alcool, force est de constater qu’ils sont immensément minimisés. Ainsi, seul·es 58,4 % des Français considèrent qu’une consommation modérée d’alcool augmente le risque de développer un cancer. Pourtant, le risque commence même avec une faible dose. Cela devrait être une banalité, au même titre que chacun sait que la cigarette est toxique dès la première bouffée : l’alcool est toxique, même à faible dose.

Contrairement aux idées reçues et aux contre vérités répandues, boire un verre d’alcool n’a pas d‘effet protecteur ni contre le cancer, ni pour le cœur :

...