Crise de la quarantaine, une histoire de féminisme et de backlash

La « crise de la quarantaine » est encore largement associée à l'image d'un homme d'âge moyen impulsif, égoïste et libidineux. Mais cette conception sexiste n'a pas toujours existé.

Présages
6 min ⋅ 07/04/2025

Phénomène culturel, prophétie autoréalisatrice ou transition psychologique, la « crise de la quarantaine » est aujourd'hui une notion commune et tenue pour une réalité. Elle est associée à des stéréotypes sexistes, l'image d'un homme d'âge moyen achetant une voiture de sport ou cherchant à revivre sa jeunesse auprès d’une femme bien fraîche. Qui eut crû que ce concept avait pourtant une origine féministe ?
Dans mon essai Passer l’âge  - qui paraît le 14 mai chez Hors d’atteinte, je reviens sur cette histoire fascinante. 

Dimanche 30 janvier 1972, Gail Sheehy est en Irlande du Nord, où elle se trouve pour écrire un reportage sur les femmes dans la guerre civile qui oppose protestants et catholiques. Ce dimanche de janvier, elle ne se doute pas que sa vie va basculer, et qu’elle sera mondialement connue quatre ans plus tard pour son best-seller, qui a fait entrer la “crise de la quarantaine” dans le vocabulaire commun. 

Journaliste états-unienne talentueuse, elle s'est illustrée par ses reportages sociaux et politiques sur le mouvement des droits civiques ou le féminisme, avec un talent de narration qui l’impose comme une figure influente du journalisme américain, aux côtés de son amie Gloria Steinem, icône de la seconde vague féministe. 
En 1972, elle a 35 ans, et a fait des pieds et des mains auprès du New York Magazine pour être envoyée en Irlande et faire ses preuves en tant que femme dans le reportage de guerre. Elle y rencontre des militants de l’IRA, des soldats britanniques, des familles endeuillées. Ce dimanche de janvier, elle est en train de discuter avec un jeune homme nord-irlandais après une marche pour les droits civiques des Catholiques de la ville de Derry, durant laquelle tout le monde a été gazé.

La conversation est interrompue quand le jeune homme s’écroule sur elle, après qu’une balle lui ait traversé le visage. C’était le Bloody Sunday. 

Gail Sheehy raconte l’effondrement que cet épisode a causé en elle : une confrontation à la fragilité de l’existence, alors qu’elle entrait dans la période du “milieu de la vie”. De retour aux États-Unis, elle ne put chasser cette scène de son esprit, et commença à s’intéresser aux grandes transformations qui jalonnent la vie adulte, et particulièrement la crise du milieu de vie.

Après un gros travail de recherche et des entretiens avec des centaines de personnes (essentiellement des personnes blanches de classe moyenne et urbaines), elle publia en 1976 Passages, les crises prévisibles de l’âge adulte, un livre qui devint immédiatement un best-seller. Salué pour sa capacité à mettre des mots sur des questionnements très répandus, l’ouvrage permit à des millions de lecteurs et de lectrices de comprendre qu’ils et elles n’étaient pas seul·es à traverser des périodes de doute et de transformation.

Dans l’imaginaire collectif, la crise de la quarantaine - ou crise du milieu de vie - est encore largement associée à des stéréotypes genrés : désabusé et lassé de son traintrain quotidien, un homme quitte femme et enfants pour une (très) jeune femme, au volant d’un bolide rutilant. Dans une version plus spirituelle, l’homme ressent une urgence intense à marcher pieds nus et partir se reconnecter avec la Nature. Ce personnage impulsif et irresponsable de quadra blanc et bourgeois en quête de sens peuple d’innombrables oeuvres de fiction. 

En faisant quelques recherches sur le sujet, on apprend que le concept de midlife crisis a été inventé par le psychologue Eliott Jacques, ou bien par Daniel Levinson. Ou encore par d’autres illustres inconnus également psychologues, tels que Roger Gould ou George Vaillant. En note de bas de page, on peut à de rares occasions lire que la journaliste Gail Sheehy l’a popularisé en se fondant sur la recherche en psychologie. 

Quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre que cette idée de crise du milieu de vie a pourtant d’abord été développé et mis sur le devant de la scène comme un concept féministe par Sheehy, qui mettait en lumière cette période de remise en question et de renouveau, touchant aussi bien les hommes que les femmes.

Dans Passages, elle décrivait cette phase comme une opportunité pour les individus de réévaluer leur vie et d'opérer des changements significatifs. Sheehy utilisait ce concept pour défier les normes de genre de l'époque, suggérant que le milieu de vie pouvait être un moment d'émancipation, en particulier pour les femmes, leur permettant de s'affranchir des rôles traditionnels et de poursuivre de nouvelles aspirations, au moment où leur dernier enfant entrait à l’école.

Cette interprétation féministe voyait la crise de la quarantaine non pas comme une période de déclin, mais comme une chance de croissance personnelle et de transformation. La crise du milieu de vie offrait l’opportunité de repenser les hiérarchies de genre traditionnelles, permettant aux femmes de devenir actrice de leur existence après leur dévotion à la vie domestique et familiale. 

Ce n’est qu’après l’immense succès éditorial que fut Passages que les experts en psychologie de l’époque - notamment les psychologues Daniel Levinson et Roger Gould, ont revendiqué leur autorité sur le sujet et publié leurs ouvrages. Mais ils ne se contentèrent pas de s’approprier la notion déjà populaire de midlife crisis : ils en inversèrent la signification pour en faire un concept masculin, et machiste. 

Pour eux, le milieu de la vie était le moment où les hommes pouvaient s’affranchir de leurs obligations familiales pour se réinventer. Ils légitimèrent et encouragèrent les comportements masculins les plus abjects, réassignant les femmes à un éternel second rôle de ménagères sans intériorité, puisque uniquement gouvernées par leurs hormones. Présentées comme plus scientifiques et respectables, ces théories anti féministes se sont imposées, en cette fin de la décennie 1970 où le retour de bâton commençait à menacer les avancées de la deuxième vague féministe.  

un extrait de Seasons of a man’s life, de Daniel Levinson, 1978.

C’est le fascinant essai Midlife Crisis, the feminist origins of a chauvinist cliché, de l’historienne Susanne Schmidt qui nous raconte ce morceau d’histoire, de féminisme et de backlash. La décennie 1970 fut en effet un terrain de débat intense au sujet des évolutions des grandes étapes de la vie, à une période où la société est en proie à de nombreux bouleversements démographiques, économiques et culturels.  

Passages fait un carton dès sa parution, et atteint rapidement les dix millions d’exemplaires vendus, avec des traductions dans près de trente pays. Sheehy a lancé une conversation collective sur le milieu de la vie, qui résonne fort auprès de son lectorat - constitué majoritairement de femmes blanches. Elles y trouvent un manuel pour pour vivre une vie plus libre, aux idées féministes mais pas radicales (l’ouvrage sera d’ailleurs critiqué par des féministes radicales, comme bell hooks, qui pointaient du doigt un féminisme libéral qui ne représentait pas la vie des femmes racisées ou ouvrières). Avec Passages, ces femmes comprennent que leur expérience est le fruit de logiques systémiques, qu’elles ne sont pas seules, et que le milieu de la vie peut être l’entrée vers des perspectives d’épanouissement. 

Le backlash est immédiat : une campagne de dénigrement est orchestrée par les tenants de la psychologie patriarcale de l’époque. Ils ont la ferme intention de discréditer Sheehy, en qualifiant son travail de superficiel ou en l’accusant de plagiat, la menaçant de poursuite en justice.

Ils se réapproprient le concept de midlife crisis, en inversant totalement son sens. Levinson expliquait ainsi que les hommes jeunes avaient besoin d’une “femme spéciale” pour les soutenir dans leur vie professionnelle et familiale. Au milieu de leur vie, une fois leur carrière établie et leur famille construite, cette femme spéciale apparaissait comme un fardeau, inutile, pénible et encombrante. Il était normal et naturel qu’ils ressentent de la lassitude et du mépris pour leur épouse, et qu’ils laissent libre cours à leurs besoins de nouveauté. Être impulsif, égoïste, rechercher des relations sexuelles avec des jeunes femmes était un signe de bon développement. En naturalisant ces comportements, ces théories machistes de la crise de la quarantaine instillaient le message qu’il fallait être tolérant et compréhensif. Boys will be boys.  

un extrait de Transformations, de Roger Gould, 1978.

Tandis que le backlash féministe commence à émerger à la fin des années 1970, cette interprétation machiste de la crise de la quarantaine reçoit un fort écho, et s’impose si durablement que ses vestiges subsistent encore aujourd’hui. Le cliché du quadra impulsif et volage continue d’influencer nos imaginaires et de servir d’excuses à des comportements médiocres. 

Depuis cinquante ans, le concept de crise du milieu de vie a été scruté par les statistiques, la psychologie, l’économie, sans qu’on parvienne à mettre le doigt sur une réalité universelle. Des dizaines d’études affirment tout ou son contraire.

Plutôt que de chercher à démêler le vrai du faux, on peut se demander ce que révèle cet intérêt. Dans un monde qui s’effondre, la crise est devenue le prisme à travers lequel nous analysons nos existences : notre vie affective, sexuelle, professionnelle, spirituelle, notre quête de sens, nos doutes et nos choix. L’idée de crise, de transition, de bifurcation ou de passage est le reflet de la prescription à « être soi » qui caractérise la modernité occidentale. Il faudrait être acteur·ice de sa propre existence, décider, choisir et re-choisir son bonheur régulièrement, comme si nous avions tous·tes la même capacité à choisir. 

Beaucoup de choses ont changé depuis la publication de Passages. L’étau des normes de genre s’est un peu desserré, la contrainte à l’hétérosexualité est un peu moins omniprésente, la norme de la famille nucléaire est un peu remise en question. Les existences contemporaines sont moins prévisibles, la jeunesse dure plus longtemps, et on ne sait souvent pas très bien quand l’âge adulte commence, on fait des enfants plus tard - ou on n’en fait pas, on se marrie moins, on change plus souvent de travail et de lieu de vie, dans le contexte du capitalisme tardif qui précarise et détruit les conditions d’habitabilité de la planète. Dans un monde en proie à des crises multiples et permanentes, nos vies peinent à être décrites comme des successions d’étapes prévisibles. 

Le milieu de la vie est un entre-deux entre la jeunesse et la vieillesse : on est encore jeune mais déjà un peu vieux, plus tout à fait jeune mais pas encore vraiment vieux. Au-delà des expériences individuelles, l'observation de cette période est, hier comme aujourd’hui, un révélateur de tensions qui traversent la société contemporaine. Elle reste aujourd’hui une étape méconnue mais cruciale, marquée par des enjeux sociaux, économiques, écologiques, et intimes, qui cristallisent les pressions des normes, en particulier celles liées au genre, à l’âge et à la productivité. Elle est aussi, comme d’autres états liminaires, une occasion de questionnements profonds, de choix, d’exploration personnelle, de créativité. Une occasion d’ouvrir des perspectives émancipatrices, collectives et politiques. 

Génération sandwich, parentalité intensive, hétéropessimisme, âgisme, botox, périménopause, précarité et quête de sens sous le capitalisme tardif … ce sont quelques uns des ingrédients qui constituent le milieu de la vie aujourd’hui, et que je scrute dans Passer l’âge.
Rendez-vous à partir du 14 mai dans toutes les bonnes librairies 🤓

Présages

Par Alexia Soyeux

J'aime les chiens et les noisettes. J'ai créé le podcast Présages en 2018, qui parle d'écologie et de luttes d'émancipation.