L'hétéropessimisme, posture contre-productive, ou moyen de supporter l'insupportable ?
Est-ce que les hétérosexuels vont bien ? “La question est vite répondue”, et cette évidence apparente est associée à un sentiment : l’hétéropessimisme.
Je suis tombée sur ce concept (distinct de la misandrie) pendant mes recherches pour Passer l’âge - La crise de la quarantaine entre mythes et réalité, qui décrit si bien le sarcasme, la lassitude et la plainte exprimés par les femmes hétéro, a fortiori féministes, mais pas uniquement.
L’hétéropessimisme est un marqueur de l’époque, et c’est, je crois, un paramètre essentiel du ‘milieu de vie’, alors que les femmes subissent de plein fouet les inégalités de genre et la fatigue émotionnelle liées à des relations insatisfaisantes.
“Tous les mecs bien sont soit pris soit gay”
“Mon pire défaut ? Je suis hétéro”
“Ma vie serait tellement plus simple si j’étais lesbienne”
Est-ce que vous avez déjà (à moitié) plaisanté au sujet de votre hétérosexualité ?
Si vous êtes une femme hétéro, a fortiori féministe, il y a fort à parier que vous passez un certain temps à décortiquer et analyser vos relations ou vos dates. Les situations foireuses, inégalitaires, violentes ou irrespectueuses étant légion, les femmes se plaignent, déplorent ou usent du sarcasme. Men are trash. Il serait sans doute moins pénible, plus simple, de ne pas être attirée par eux. A tel point qu’on peut parfois en avoir un peu honte.
L’hétéropessimisme désigne l’expression de regret, de déception, de désillusion ou d’embarras lié aux relations hétéros. Il se manifeste à travers des blagues ou des commentaires désabusés de la part de personnes hétéros, qui traduisent la croyance selon laquelle les relations hétéros sont vouées à l’échec, insatisfaisantes, ou fondées sur une incompatibilité fondamentale (et parfois naturalisée) entre hommes et femmes.
Cette frustration banale vis à vis des relations hétéro n’est pas nouvelle, mais son expression semble avoir fortement augmenté ces dernières années, à mesure peut-être que d’autres orientations sexuelles ont gagné en visibilité et en acceptation sociale. Comme si les femmes hétéro se sentaient obligées de dire qu’elles sont hétéro malgré elle. Qu’elles sont hétéro, mais réticentes à l’être.
Hétéropessimisme. Le mot a la force de l’évidence, et c’est une des raisons pour lesquelles il s’est répandu comme une trainée de poudre aux Etats-Unis après avoir été forgé en 2019. C’est un phénomène large, dont les contours sont flous, auquel ont été rattachées des tendances récentes : le célibat volontaire, la grève du dating, le boysober, le mouvement 4B, et jusqu’au lesbianisme politique. En devenant viral, son sens et ses contours sont devenus flous. Ses usages sont multiples et parfois contradictoires, parce que l’objet de la critique est immense.
Le terme hétéropessimisme a été forgé par l’universitaire américain Asa Seresin dans un article sur The New Inquiry.
Heteropessimism consists of performative disaffiliations with heterosexuality, usually expressed in the form of regret, embarrassment, or hopelessness about straight experience.” -Asa Seresin
L’hétéropessimisme désigne une attitude répandue et paradoxale selon Seresin : une reconnaissance cynique ou désabusée de l’hétérosexualité comme système insatisfaisant, oppressif voire absurde, mais qui n’est accompagnée par aucun changement, et reste au stade de la mise en scène de soi.
L’hétéropessimiste est souvent une femme qui se moque des hommes, exprime une lassitude envers les relations hétéros, confesse des expériences sentimentales toxiques, mais continue malgré tout à relationner avec des hommes. Lorsque les personnes queer mobilisent l’hétéropessimisme, le regard sarcastique fait partie du retournement du stigmate à l’égard d’un système encore violemment normatif.
Plus étonnant, Seresin pointe que les incels aussi (ces hommes involontairement célibataires qui haïssent les femmes) font preuve d’hétéropessimisme, et soulignent le caractère involontaire de leur condition, même si leur logique n’est en rien équivalente à celle des femmes.
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On le retrouve dans des conversations quotidiennes, sur les réseaux sociaux, ou dans d’innombrables œuvres culturelles récentes (Marriage Story, Normal People, Midsommar, Sex and the city, Julie en 12 chapitres, Fleishman is in trouble, etc etc …). Il est aussi le fondement des blagues qui peuplent la culture straight, ces blagues sur le mariage, les maris incompétents ou les épouses "trop exigeantes".
Le cynisme y est total, et ne sert pas la remise en cause du système hétérosexuel, mais sa consolidation, en renforçant les stéréotypes de genre. Il ne s'agirait pas d'une révolution affective, mais d'une critique résignée, teintée d'humour noir.
L’hétéropessimisme n’est pas né de nulle part. Il (ré)émerge dans une époque où les rapports de genre sont étudiés, questionnés et remis en question, une époque où les femmes sont de plus en plus conscientes des inégalités structurelles qui façonnent leurs relations : charge émotionnelle, travail domestique et parental, violences sexistes banalisées, attentes contradictoires, etc.
Le “mec hétéro” de base est un archétype tragi-comique, sur les réseaux sociaux et dans la vraie vie, une caricature vivante du type incapable de communiquer, de faire preuve d’écoute, d’introspection, ou peut-être simplement de considérer les femmes comme de véritables être humains.
Au sujet des relations amoureuses, pourtant, l’optimisme et le pessimisme ne peuvent peut-être pas réellement être opposés. L’hétéropessimisme se rapproche de ce que la philosophe et spécialiste de la théorie des affects Lauren Berlant appelle “l’optimisme cruel”, qui désigne le fait de continuer à s’engager dans des pratiques qui nous nuisent. L’optimisme cruel, c’est lorsque l’objet du désir est en réalité un obstacle à l’épanouissement. L’optimisme cruel n’est plus du ressort seul de l’émotion, mais implique une relation à des idées qui nous dépassent et qui construisent notre contexte social et politique, comme l’idée d’aspirer au bonheur, à une vie bonne. Au-delà de la question du désir, c’est aussi parce que l’hétérosexualité est encore inextricablement liée à l’idée normative du bonheur que l’on consent à la pratiquer, malgré toute les déceptions qu’elle engendre. Le pessimisme ou l’optimisme sont alors deux façons de rester attaché·es à un système hétérosexuel insatisfaisant.
L’hétéropessimisme des femmes hétéros exprime une saturation émotionnelle : une lassitude, un épuisement d’avoir à composer avec un système où l’intimité semble perpétuellement compromise par les rapports de pouvoir et la socialisation genrée. Pourtant, malgré ce constat lucide, beaucoup d’entre elles restent dans l’hétérosexualité, comme une fatalité.
C’est aussi une façon de gérer et modérer ses attentes en présupposant la médiocrité, en maintenant la barre très bas. Rire de l’échec des relations hétéros, c’est parfois une manière de ne pas ressentir trop fort l’insatisfaction ou la douleur qu’elles provoquent. C’est une façon de supporter l’insupportable.
La critique de l’hétérosexualité n’est pas neuve, loin de là. Simone de Beauvoir, Monique Wittig, Adrienne Rich en parlaient déjà au XXe siècle. Mais ce désenchantement semble avoir une acuité particulière aujourd’hui. À l'heure où les discours féministes occupent une place importante dans l’espace public, la réalité des inégalités se modifie peu.
Les femmes continuent de porter sur leurs épaules le poids des inégalités domestiques, de subir sexisme, violences et comportements toxiques, et de vivre des relations foireuses avec des hommes médiocres. N’ont-elles pas le droit de se plaindre ? Bien sûr que si. Le problème de la posture hétéropessimiste, selon Asa Seresin, c’est que cette plainte n’est pas suivie d’action.
Certes, certaines personnes choisissent le célibat volontaire (la grève du dating, le boy sober, le mouvment decentering men …), redonnent une place centrale à l’amitié, refusent la parentalité, mais très peu choisissent de quitter l’hétérosexualité.
Mais, en disant “Tout serait tellement plus simple si j’étais lesbienne”, on romantise les relations queer, on les place sur un piédestal illusoire. Car si les relations lesbiennes ou queeer sont plus égalitaires, elles ne sont pas exemptes de violence ou de toxicité, et ne peuvent pas être réduites à une expérience qui serait simplement “plus cool”. On invisibilise aussi les discriminations homophobes/lesbophobes qui existent encore largement aujourd’hui, tout en passant sous silence le privilège social associé à l’hétérosexualité.
Enfin, bien que le fait de choisir ou de changer son orientation romantique et sexuelle soit sujet de débats et de nuances, il est possible, pour beaucoup de personnes, d’ouvrir son désir et d’explorer des chemins qu’on n’aurait pas envisagé jusque là, faute de représentations. Louise Morel a écrit un super guide sur ce sujet. N’omettons pas non plus le fait que la bisexualité et la pansexualité sont extrêmement invisibilisées et soumises à des clichés dépréciatifs, conduisant à un mal-être réel des personnes bies.
L’autre problème soulevé par Seresin, c’est que ce fatalisme empêcherait le changement, voire qu’il serait essentialiste. Or, il me semble qu’il ne s’agit pas de dire que l’hétérosexualité est vouée à l’échec dans l’absolu et que les hommes sont naturellement médiocres, mais d’observer que la société contemporaine continue à produire des structures qui ne permettent pas l’égalité.
L'hétéropessimisme apparait alors comme l'ombre portée du féminisme, ou son revers tragi-comique : il exprime le découragement face à l'ampleur d'un ordre hétérosexuel que la critique féministe peine encore à renverser. Être hétéropessimiste, c'est admettre que, malgré les prises de conscience, changer l'ordre hétérosexuel reste un combat peut-être presque impossible. En se plaignant sans rien changer, les hétéropessimistes feraient un aveu d’impuissance, individuel comme collectif. En somme, l’hétéropessimisme serait un abandon du combat féministe.
Elle ne prend pas en considération les innombrables actions individuelles et collectives visant à transformer les structures patriarcales de notre société, donc les relations hétéros. Il existe aujourd’hui des études à n’en plus finir, des propositions de loi, des collectifs et associations, des centaines de livres, de podcasts, d’articles et de comptes sur les réseaux sociaux qui s’attaquent aux divers problèmes liés à la virilité, à la misogynie, à la culture du viol, à la charge mentale, produits essentiellement par des femmes. Pourtant les hommes ne s’en saisissent pas - sauf pour se faire mousser et/ou draguer des féministes - et le statut quo misogyne demeure.
(Si vous comptez objecter que si, dans votre couple à vous, tout est super égalitaire et que votre conjoint est totalement déconstruit, tant mieux pour vous, vraiment, mais vous êtes à côté de la plaque. Une situation individuelle n’est en rien représentative, et cette façon d’insinuer qu’une relation saine est une affaire de choix et de volonté verse dans “l’hétéro exceptionnalisme”, qui est une autre façon de faire porter aux femmes le poids des inégalités, en hiérarchisant les femmes qui ont su bien choisir leur conjoint, et les autres.)
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La critique de la posture hétéropessimiste ne me semble pas non plus prendre en considération les conditions matérielles qui empêchent de quitter une relation, ou l’hétérosexualité au sens large, d’autant plus si on est à l’intersection de plusieurs discriminations. Elle est aussi un peu misogyne quand elle appelle les femmes à mettre en cohérence leur vécu personnel et leurs convictions politiques, faisant encore reposer la charge sur leurs épaules individuelles face à un système qui contraint à l’hétérosexualité et qui façonne nos désirs.
L’expression d’une plainte peut être une première étape pour attirer l’attention sur un problème et déclencher une prise de conscience collective ‒ faire comprendre que le personnel est politique. À la racine de toute rébellion, il y a une plainte (et des rabat-joie qui cassent l’ambiance). Ce pessimisme est la conséquence logique du fait de « chausser les lunettes du genre » : on ne peut plus voir le monde de la même manière.
Exprimer ces plaintes, c’est aussi montrer en contrepoint un horizon où existent d’autres façons de vivre et d’aimer dont la société tout entière pourrait bénéficier : des modes de relation égalitaires, empathiques et respectueux, des familles élargies ou non traditionnelles, des constellations d’amitiés intenses, des sexualités joyeuses. Des luttes politiques et une contre-propagande culturelle sont nécessaires pour que ces visions concurrentes du modèle hétéronormatif se réalisent. Il s’agit de dé-privatiser la famille, l’amour et l’affection, de les débarrasser de leur violence et de faire du soin et de l’entraide des enjeux collectifs. Il s’agit de lutter contre la fascisation et sa violence, contre l’ordre sexiste, raciste, transphobe et validiste qui affirme que certains corps n’ont pas le droit de vivre ou de se reproduire alors que d’autres y sont contraints. Il s’agit finalement de considérer que toutes les vies se valent, sont dignes de soin et d’amour.
Je ne peux m’empêcher de lier le sujet de l’hétéropessimisme au livre Vivre avec les hommes - réflexions sur le procès Pélicot, de la philosophe Manon Garcia, que je vous recommande chaudement. “Peut-on vivre avec les hommes ? A quel prix ?” Des centaines de viols par soumission chimique par “un bon père de famille” qui s’étalent sur dix ans, au moins cinquante violeurs, des milliers de vidéos archivées : de cette affaire où le caractère exceptionnel côtoie l’absolue banalité du viol, on retient que, pour beaucoup d’hommes, “vivante ou morte, aimée ou inconnue, enfant ou adulte, cela revient à peu près au même.”
Comment se fait-il que l’immense majorité des femmes se soient senties intimement concernées par ce procès, alors que l’immense majorité des hommes n’y ont vu qu’une affaire sordide et monstrueuse, hors du commun ? Il faut voir les commentaires scandalisés sous les articles appelant les hommes à réfléchir à ce qu’ils ont de commun, en tant qu’hommes dans une société patriarcale où la culture du viol domine, avec les violeurs de Mazan.
Manon Garcia quitte le procès sur le constat que les normes de genre empêchent les hommes de considérer les femmes comme des semblables. Comme des êtres humains avec qui ils pourraient nouer des relations. Au même moment, elle entend parler d’une cellule d’investigation en Allemagne, qui a infiltré un groupe Telegram regroupant 70 000 utilisateurs qui se donnent des conseils et des recettes pour soumettre chimiquement les femmes de leur entourage et leur infliger viols et sévices à leur insu.
Le livre se clôture une page plus tard, sur l’idée qu’il faudrait que les hommes aiment “un peu, juste un peu” les femmes, “pour qu’on puisse continuer à les aimer”. C’est bien sûr une phrase construite en miroir avec la fameuse citation de Marguerite Duras, qui ouvre le livre. Il faudrait en fait bien plus, il faudrait que les hommes considèrent les femmes comme des personnes.
La tâche est ardue, et l’horizon est loin d’être au beau fixe. Qu’on soit optimiste ou pessimiste, nous avons tous·es à négocier avec les normes, nos contradictions, et le réel. Et la lutte continue.
Pour poursuivre ces réflexions, rendez-vous en librairie !
A très vite
Alexia